La distribution de tracts ou de prospectus sur la voie publique est souvent source d'irritation, car elle touche d'un côté à l'ordre public, et de l'autre à la liberté d'expression.

La commune est garante du maintien de la sécurité, la tranquillité, la salubrité et de la propreté publique. Vu que la distribution de prospectus peut générer des déchets, entraver la circulation ou causer des désordres sur la voie publique, l’autorité locale a alors tendance à agir de manière préventive en règlementant l’activité. C’est ce que les 19 communes bruxelloises ont fait en intégrant un chapitre relatif aux « Ventes et distribution sur l’espace public » dans leur Règlement de Police commun. 

Ce faisant, le risque existe alors que les pouvoirs publics s’immiscent dans la liberté d’expression dans les lieux publics. Quiconque souhaite distribuer ses tracts considérera en effet tout règlement préventif comme une atteinte à la liberté d’expression.  

Le mode, le lieu et le moment de distribution sont des facteurs qui peuvent entraîner une atteinte à l’ordre public. Il s’agit souvent d’une question de faits opposant deux notions fondamentales de l’état de droit, à savoir le maintien de l’ordre public et la liberté d’expression. Cela donne lieu à une jurisprudence quant à la légalité des mesures restrictives2. La liberté d’expression et de réunion sont en effet ancrés à l’article 19 et 26 de la Constitution et dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après : CEDH). Les articles 10 et 11 de la CEDH autorisent une ingérence des autorités publiques (police, état ou juge) dans la mesure où celle-ci est prévue par la loi, est nécessaire dans une société démocratique et sert à protéger l’ordre public ou la sécurité publique, à empêcher les faits répréhensibles et à protéger les droits et libertés d’autrui. 

Pouvoir communal et RGP 

Les communes ont le pouvoir d’intervenir sur le plan réglementaire pour maintenir ou préserver l’ordre public en application de l’article 134 §1 et l’article 135 §2 de la Nouvelle loi communale (ci-après NLC)3. Les communes ont non seulement la possibilité, mais également le devoir de veiller à la l’ordre public sur la voie et dans les lieux publics, ainsi que dans les lieux privés d’où proviennent des troubles4. En principe, c’est le conseil communal qui est compétent pour adopter des règlements de portée générale, mais en cas d’extrême urgence (émeute, attroupement hostile, atteinte grave portée à la paix publique ou autres événements imprévus), le bourgmestre peut, conformément à l’art. 134 § 1 NLC, décréter des ordonnances de police. Ces ordonnances de police temporaires doivent alors être ratifiées lors du conseil communal suivant. 

Ce pouvoir de police donne aux communes l’autonomie d’intervenir pour régler la distribution de tracts ou de prospectus sur la voie publique5. Les 19 communes bruxelloises ont ainsi adopté un Règlement général de police commun, applicable sur l’entièreté du territoire de la Région de Bruxelles-Capitale, et inséré dans le Chapitre relatif à la Sécurité publique, une 4ème Section: « Ventes et distributions sur l’espace public ». Celle-ci dispose :  

Article 51. §1. L’activité des distributeurs de journaux, d’écrits, de dessins, de gravures, d’annonces et de tous imprimés quelconques ne peut troubler l’ordre public ni entraver la circulation. 

  • 2. Les personnes se livrant aux occupations de crieur, de vendeur ou de distributeur de journaux, d’écrits, de dessins, de gravures, d’annonces et de tous imprimés quelconques dans les rues et autres lieux publics ne peuvent sans autorisation préalable utiliser du matériel pour l’exercice de cette activité, sans préjudice de la réglementation sur les marchés publics et commerces ambulants.
  • 3. Les distributeurs et/ou vendeurs sont tenus de ramasser les imprimés qui seraient jetés par le public aux abords immédiats de l’endroit où la distribution et/ou la vente a lieu. 
  • 4. Sauf autorisation de l’autorité compétente, il est défendu aux crieurs, vendeurs ou distributeurs de journaux, d’écrits, échantillons publicitaires, d’imprimés, de photos, de dessins ou de réclames quelconques : - de constituer des dépôts de journaux, écrits, etc. sur l’espace public, sur le seuil des portes et fenêtres des immeubles ou de les accrocher aux saillies ou éléments de quincaillerie tels que clenches ou poignées de porte, structures en fer forgé. Les imprimés publicitaires toutes -boîtes doivent obligatoirement être glissés dans les boîtes aux lettres ; - de constituer des dépôts de journaux, écrits, etc. dans les immeubles à l’abandon ainsi que dans les boîtes aux lettres sans numéro ; - d’apposer ou de faire apposer, sans autorisation du propriétaire ou de l’utilisateur, des imprimés publicitaires sur les véhicules ; - de faire usage d’un haut -parleur ; - d’accoster, de suivre ou d’importuner les passants. 
  • 5. Sont notamment compris dans la notion de matériel pour la présente disposition : les stands, les charrettes ou tout autre matériel pouvant constituer une entrave pour les passants, provoquer des nuisances en termes de propreté publique ou s’apparenter à une appropriation de l’espace public sans autorisation.
  • 6. Sur le territoire de la Ville de Bruxelles et Ixelles, sauf autorisation spécifique de l’autorité compétente, sont totalement interdites la vente et la distribution […]

Article 52. Sur simple demande de l’autorité compétente, tout éditeur responsable de journaux, d’écrits, d’imprimés ou de réclames quelconques peut être invité à communiquer, endéans les 15 jours de la demande, l’identité de la ou des personnes physiques ou morales chargées de la diffusion de la publication.  

Article 53. §1. Il est interdit, à l’extérieur des salles de spectacles ou de concerts et des lieux de réunions sportives ou de divertissements, d’accoster les passants sur la voie publique pour leur offrir en vente des billets d’entrée ou pour leur indiquer les moyens de s’en procurer.  

  • 2. Il est également interdit aux commerçants ou restaurateurs ainsi qu’aux personnes qu’ils emploient, d’aborder les clients ou de les héler pour les inciter à venir dans leur établissement, si ces derniers n’ont manifesté aucun intérêt pour ledit établissement.

L’autonomie a ses limites 

Deux arrêts historiques et aux enseignements différents encadrent la liberté dont disposent les communes pour réglementer la distribution d’imprimés publicitaires par le biais d’une autorisation préalable. Ils ont par ailleurs connu une récente évolution. 

  • La jurisprudence de la Cour de Cassation 

Selon l’arrêt de la Cour de Cassation du 9 octobre 1973, les libertés garanties par la Constitution ne sont pas inconciliables avec le pouvoir de la commune d’intervenir sur le plan réglementaire. Il n’existe pas de liberté illimitée concernant l’utilisation de la voie publique6. Il ressort de l’arrêt de 1973 que le fait de soumettre la distribution à une autorisation préalable afin d’éviter de troubler la tranquillité du public ne constitue pas une violation d’une disposition légale ou constitutionnelle. Dans ce cadre, il convient toutefois de tenir compte de plusieurs critères. La mesure peut uniquement être prise lorsque « la distribution ou la mise en vente sur la voie publique d’imprimés en certains lieux ou à certains moments risque d’entraver la circulation, de troubler l’ordre public, de porter préjudice à la propreté des voiries et même de provoquer des embouteillages »7.  

La mesure ne peut toutefois pas être destinée à exercer un contrôle relatif au contenu des imprimés qui pourraient être distribués ou mis en vente. En outre, la distribution ne peut pas être refusée sans la moindre justification. Par ailleurs, la Haute Juridiction enseigne que les mesures communales ne peuvent en aucun cas limiter de manière générale et permanente l’exercice des droits et libertés fondamentaux. Même les mesures préventives doivent être adaptées à la situation et il doit clairement ressortir de la situation, afin d’exclure tout arbitraire, que la mesure est destinée au maintien de l’ordre public. Concrètement, cela signifie que lorsqu’une commune a prévu un règlement pour les jours les plus chargés ou les endroits les plus fréquentés, il convient toujours de vérifier si cette mesure est bel et bien justifiée8. 

  • La jurisprudence du Conseil d’Etat 

Dans l’arrêt du 18 mai 1999, le Conseil d’État a annulé partiellement un règlement de la ville d’Anvers qui stipulait qu’une autorisation devait être demandée par écrit au moins 14 jours à l’avance pour distribuer des tracts9. En outre, le règlement établissait une distinction entre la distribution d’imprimés commerciaux et non commerciaux, les seconds étant uniquement soumis à une communication écrite un jour au préalable. 

Le Conseil d’État affirme que ni l’article 19, ni l’article 25 de la Constitution n’autorisent expressément la commune à soumettre l’exercice du droit en question à des mesures préventives. Les mesures préventives peuvent être caractérisées par le fait qu’elles imposent certaines conditions ou formalités auxquelles il faut satisfaire avant que le droit en question puisse être exercé dans la pratique. Cependant, les autorités compétentes peuvent « certainement subordonner l'exercice des libertés garanties par la Constitution à certaines conditions, pour autant que ces conditions n'aient pas le caractère de mesures préventives ». À ce propos, le Conseil d’État renvoie à l’art. 10 CEDH, qui stipule, en ce qui concerne la liberté d’expression, que des mesures doivent être autorisées par la loi et nécessaires dans une société démocratique afin de préserver certains intérêts supérieurs. La préoccupation de la commune quant à la propreté des voiries (une obligation imposée par l’art. 135, § 2, NLC.) peut même légalement entraîner la prise de mesures, pour autant qu’il s’agisse de mesures non préventives et qu’elles ne soient pas disproportionnées avec le but visé. 

Concrètement, cela signifie que la commune ne pouvait pas exiger d’autorisation pour la distribution ou la diffusion, ce qui s’assimilerait en effet à de la censure. Il est selon le Conseil d’Etat toutefois légitime que la commune exige qu’en plus de la personne qui distribue les tracts, il y en ait une autre qui ramasse les tracts qui sont jetés sur la voie publique. La première mesure vise le contenu et est par conséquent illégale, tandis que la seconde vise la propreté des voiries. La différence entre le caractère commercial ou non commercial du tract n’a aucune importance pour les articles 19 et 25 de la Constitution : aucune mesure préventive ne peut être prise pour l’un comme pour l’autre. 

En 2019, le Conseil d’Etat a modifié sa jurisprudence dans un arrêt qui a fait l’objet de peu de commentaires doctrinaux. L’affaire opposait la Ville de la Louvière à des manifestants et des artistes. Ces derniers demandaient entre autre l’annulation de l’article 132 du règlement de police la Ville, qui requiert d’obtenir une autorisation avant de distribuer des tracts ou des imprimés. L’article prévoit qu’ « Afin d’éviter toute entrave à la circulation ainsi que l’émergence d’encombrement et de manière à ne pas nuire à la propreté des rues, aucune personne ne pourra se livrer à la distribution d’imprimés, écrits, gravures, annonces, etc…, sans avoir reçu une autorisation préalable du Bourgmestre ». 

Les requérants invoquent l’arrêt du 19 mai 1999 qui interdit précisément d’instaurer des mesures préventives à l’exercice du droit à la liberté d’expression en instaurant une autorisation préalable, cette dernière s’apparentant à de la censure. Le Conseil d’Etat va alors procéder à un revirement de jurisprudence en interprétant le droit à liberté d’expression comme suit : « Ce droit n’a pas une portée absolue puisqu’il peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent, dans une société démocratique, des mesures nécessaires à la protection des objectifs explicitement mentionnés dans la disposition conventionnelle précitée. La distribution de tracts sur la voie publique en certains lieux ou à certains moments risque d’entraver la circulation, de troubler l’ordre public, de porter préjudice à la propreté des voiries et même de provoquer des attroupements. Conformément à l’article 135, § 2, de la Nouvelle loi communale, cette activité peut par conséquent être soumise une obligation de déclaration préalable, laquelle peut faire l’objet d’une sanction administrative communale »10. 

  • Convergence des interprétations ?  

L’on constatait jusqu’il y a peu une différence quant au niveau du contrôle exercé par la Cour de Cassation et le Conseil d’État. L’ancienne jurisprudence de la Haute juridiction administrative a cependant connu un assouplissement en 2019, de telle sorte qu’il semblerait aujourd’hui que le Conseil d’Etat se soit aligné à l’interprétation de la Cour de Cassation. 

Quid de la distribution de tracts dans les endroits très fréquentés ? 

La commune peut-elle interdire la distribution de tracts sur le marché public11 ? Et étroitement liée à cette question, la commune peut-elle refuser un emplacement sur un marché hebdomadaire en vertu de la loi du 25 juin 1993 sur l’exercice d’activités ambulantes et l’organisation des marchés publics12 ? 

Conformément à cette loi, l’organisation des marchés publics est régie par un règlement communal. Dans l’esprit de la loi du 25 juin 1993, le marché public doit être considéré comme un lieu destiné à la vente de marchandises ou de services par des commerçants. Le marché est donc un événement commercial. Le règlement ne peut établir aucune distinction entre les détenteurs d’une autorisation qui soit autre que celles qui découlent de la loi13.Chacun doit se voir attribuer un emplacement par ordre chronologique et la répartition des emplacements ne peut pas se faire selon les produits vendus. Afin d’obtenir tout de même une certaine diversité dans l’offre, la commune peut toutefois fixer le pourcentage maximum d’emplacements disponibles par produit proposé. La législation soumet l’occupation d’un emplacement sur un marché public à des conditions particulières, auxquelles il faut satisfaire avant de pouvoir recevoir un emplacement. Si la commune refuse d’attribuer un emplacement à quelqu’un pour d’autres activités que celles prévues par la loi, elle ne viole donc aucunement le principe constitutionnel14. La situation est différente lorsqu’il ne s’agit plus d’obtenir un emplacement, mais simplement d’être présent sur le marché pour y distribuer des tracts ou des prospectus. La commune peut-elle soumettre cette activité à une autorisation préalable ou même l’interdire ? 

Ici aussi, l’autorisation préalable ou l’interdiction doivent être examinées à la lumière de l’exercice du droit fondamental à la liberté d’opinion et d’expression. Selon le Conseil d’État, il faut toujours examiner si l’interdiction repose sur des motifs acceptables en droit ou dans les faits. La distribution de tracts sur la voie publique en soi n’est pas de nature à troubler l’ordre public ; elle ne peut donc pas entraver le droit à la liberté d’expression garanti par la Constitution. 

Conclusion 

Il ressort de la jurisprudence et de la doctrine qu’il est impossible de décréter une interdiction absolue à la distribution de tracts et d’imprimés. En effet, une telle interdiction est assimilée à une censure, ce qui est contraire à la Constitution.  

Selon la jurisprudence récente, soumettre la distribution de tracts et d’imprimés en certains lieux et à certains moments à une autorisation préalable est autorisé, à condition que l’objectif soit uniquement de maintenir l’ordre public et de ne pas entraver la circulation. En aucun cas, le but de la mesure ne peut être de limiter la liberté d’expression. Par ailleurs, si la commune exige une demande d’autorisation, elle pose un acte administratif lorsqu’elle procède à l’examen de cette demande et doit, à ce titre, respecter les principes généraux de droit administratif. 

Outre l’autorisation préalable, la commune peut également préserver l’ordre public lors de distribution de tracts et d’imprimés en prévoyant d’autres mesures. Ainsi, la commune pourra demander qu’il y ait au moins deux personnes associées à l’activité, une qui distribue et une qui ramasse. En outre, si la commune estime que des prospectus sont plus opportuns qu’une banderole, elle peut réglementer en ce sens. Il est également possible d’imposer une interdiction de rassemblement aux distributeurs15. Le lieu d’entreposage temporaire des prospectus nécessaires pour l’action peut également être réglementé. De même, la commune pourrait imposer une interdiction d’aborder ou de suivre le public pour distribuer les billets, tracts ou actions.  

Le RGP commun aux 19 communes bruxelloises prévoit ainsi expressément que les distributeurs ne peuvent, sauf moyennant autorisation préalable, utiliser certains type de matériels (stands, charrettes), déposer des journaux sur le seuil des portes ou dans les maisons abandonnées, d’apposer des imprimés publicitaires sur les voitures ou encore d’accoster les passants. Ces mesures sont en effet uniquement motivées par la nécessité de maintenir l’ordre public et ne poursuivent nullement l’objectif de limiter la liberté d’expression.  

La liberté d’expression ou de réunion est soumise à des limites légales. La marge de manœuvre communale est donc faible en la matière et ferra le cas échéant l’objet d’un examen de constitutionnalité circonstancié par les juges ou les tribunaux. Ceci ne prive néanmoins pas la commune de moyens d’action et d’autres mesures restent à sa disposition pour encadrer la distribution des prospectus sur la voie publique. 

Enfin, rappelons qu’outre des mesures réglementaires, l’autorité communale a toujours la possibilité d’adopter des mesures individuelles en application des articles 133 et 135§2 NLC. si la distribution cause des troubles à l’ordre public.